Frontières et Migrations
Le mot frontière me fait penser l' invitation de Rimbaud : « pour moi je compte quitter prochainement cette ville-ci pour aller trafiquer dans l'inconnu ». Il me ramène à mes lectures, celles des auteurs du vécu, Rimbaud, Char, Cendrars, créateur du mot bourlinguer. Il me ramène aux passages des cols, lieux particuliers où comme les géants de la mythologie gardiens des détroits nous contemplons les deux cotés de la ligne de franchissement et l'on conçoit alors l'identité de l'ubac et celle de l'adret, où l'on comprend le sens de ce mot associé alors aux horizons lointains.
Ce mot porteur d'imaginaire, je vous propose d'en apprécier sa portée historique et d'en partager avec vous une appréhension personnelle.
J'ai la faiblesse de penser que le sujet des frontières se trouve au cœur de nos fondements et de nos valeurs:
Le mot frontière n'existe pas dans notre dictionnaire maçonnique pas plus qu'il n'a de racine latine, ce mot vient de l'espagnol "Frontera", faire front en référence aux constructions fortifiées construites lors des conquêtes espagnoles. Pour les anglo-saxons la frontière c'est ce qui reste à conquérir, les amérindiens en subiront les tragiques conséquences.
Dans un sens élargi les frontières concernent aussi tout ce qui divise, tout ce qui sépare entre les classes sociales entre les territoires, quartiers et centres villes, entre public et privé, entre banque et casino, entre alcôve et bureau.
Question oubliée pendant des décennies, de la fin de la colonisation au début des années 1990 ,les frontières entre nations sont aujourd'hui l'une des questions centrales des relations internationales. Cette légèreté a temporairement masqué les incertitudes sur la nature, les fonctions et la signification de celles-ci. Les frontières ne sont pas simplement des tracés sur une carte, un lieu géographique unidimensionnel de vie politique où un état finit et un autre commence, elles sont des institutions établies par une longue histoire qui ancre une population dans un territoire, dans des valeurs politiques et sociales, elles relèvent d'un mélange de faits, d'affects, de légendes et de croyances, il n'est pas de sujet plus accessible aux mythes et à l'imagination que celui des frontières.
Je vous propose 5 titres de chapitre
1- les fondements historiques.
Un premier acte symbolique la fondation légendaire de Rome . Romulus investi par les dieux trace le pomérium délimitation sacrale et inviolable du Palatin, Coeur de la Rome antique. Le sacré on le clôture, on le protège, on le défend, ce mot vient du latin sancire.
Première séparation c'est à l'extérieur, sur le parvis que se tient le profane.
Puis une longue construction historique :
Dans les temps anciens les frontières plutôt les limes, pour l'empire romain, les murs en Asie, les marches pour nos royaumes carolingiens, même si elles séparaient les peuples, elles permettaient une gradation dans le contrôle territorial ainsi en Chine se succédaient les domaines royaux, les domaines princiers, les barbares alliés et enfin les sauvages. Les frontières avaient alors pour fonction de veiller à ce que chacun remplisse ses obligations au titre des impôts et de la défense.
D'autres lieux, d'autres légendes fondatrices, aux origines de la tradition islamique le bornage du territoire ne va pas de soi la frontière extérieure est temporaire et les frontières d'états en son sein illégitime.
Le développement des sciences et de la cartographie va accompagner l'émergence des frontières. Le traité de Westphalie en 1648 met fin à la guerre de trente ans. Ce traité fondateur, un des premiers actes annonçant le siècle des lumières, reconnaît à tout état chez lui la supériorité territoriale, l'inviolabilité de la souveraineté nationale, le principe de non ingérence dans les affaires d'autrui et l'intangibilité des frontières. La construction juridique des frontières disposait alors d'un corpus dont les principes ont nourri les textes ultérieurs :
Corpus qui deviendra au cours du XIXème siècle le bras armé de l'occident européen conquérant. Pour conclure cette chronologie il est temps d'en dresser un inventaire. Il est accablant pour les trois principales puissances européennes le Royaume Uni, la France et l'Allemagne. Ces trois puissances portées par le libéralisme et la première mondialisation politique et économique ont organisé au XIXème siècle, à Berlin en 1884, le partage et le pillage de l'Afrique et de l'Asie. De cet inventaire sanglant on peut tirer un premier bilan.En 1914 le nombre d'états souverains s'élevait à 53 :
On mesure à cet inventaire le poids et la responsabilité de l'Europe dans les partages coloniaux dont on a pas fini de solder les conséquences.
Deux guerres plus tard, les trois puissances européennes épuisées par ces conflits les plus meurtriers de l'histoire, les pays d'Asie et d'Afrique recouvraient leur indépendance après de longs combats dans le cadre de frontières tracées le plus souvent par les ex-pays colonisateurs. En Afrique les nouveaux états souverains ont eu la sagesse de reprendre le principe de l'intangibilité des frontières, décision de l'OUA de 1964 , depuis seulement deux états ont été créés l'Erythrée et le Sud-Soudan. «Les frontières, n'y toucher que d'une main tremblante » disait Montesquieu.
Aujourd'hui 197 états sont reconnus par l'ONU. Il y a aujourd'hui 250 000 km de frontières terrestres hors frontières naturelles, rarement contestées et donc non identifiées comme telles y compris par les spécialistes. Enfin 27 000 km ont été créées depuis la chute du mur de Berlin qui marquait l'effondrement de l'universalisme ouvrier.
Des différends frontaliers terrestres subsistent, quatre marquent fortement les relations internationales actuelles le conflit Coréen, le conflit Israélo-Palestinien, le conflit en Syrie dont les origines sont en partie à rechercher dans les accords Sykes-Picot qui ont ignoré la question Kurde, à la demande des pays riverains, et le conflit de la péninsule arabique au Yémen.
D'autres tensions suscitent des inquiétudes :
- le partage des ressources des océans,
- le partage des eaux territoriales en mer de Chine
- le partage de l' Arctique
- le rattachement de la Crimée à la Russie
- la revendication des Kurdes,
- le conflit du Cachemire entre deux pays possédant l'arme nucléaire,
- en Europe la séparation à Chypre ,en Irlande et les revendications séparatistes Flamandes, Catalanes ou Basques.... et Corse.
2 - Des illusions à la réalité.
Pour autant, depuis 1970 et ses french-docteurs et jusqu'à la crise syrienne, une idée dominante a couru en occident : nous vivons dans un monde sans frontières, sans dehors ni dedans, cette idée curieusement défendue par les alter mondialistes et les tenants du libéralisme a enchanté nos salons et nourri nos débats, il n'y a d'avenir que pour les sans-frontières.
Un monde sans frontières, plus de conflits de territoires, fin des égoïsmes. Regardez : Il y avait un mur à Berlin. il y en a plus. Pour les paradis fiscaux on ne change pas un principe qui emporte tout sur son passage, des règles faisons table rase.
Entre une illusion qui aère et une réalité qui étiole nous préférons tous le valium. (Dixit R Debray)
Il est pénible de reconnaître le monde tel qu'il est : case noire, et plaisant de le rêver tel qu'on le souhaite : case blanche. Rappel à l'ordre des choses. La crise des migrants nous renvoie à l'interpellation de Stéphan Zweig dans son livre le monde d'hier cet auteur autrichien obligé de quitter son pays après son annexion par l'Allemagne nazie, regrettait depuis son exil au Brésil je cite : « Rien ne rend plus sensible le formidable recul qui a marqué le monde depuis la première guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes. On traversait les frontières avec autant d'insouciance que le méridien de Greenwich, ce n'est qu'aujourd'hui au milieu des années trente que le nationalisme se mit à bouleverser le monde et le premier phénomène visible qui s'en manifesta fut cette épidémie morale, la xénophobie, la haine, la stigmatisation , tout du moins la peur de l'étranger ». on connaît la suite...
Ce grand humaniste, européen convaincu s'est suicidé en 1942 avec sa compagne depuis son exil du Brésil. L'histoire ne se répète pas, elle nous envoie des signes qu'il nous appartient d'interpréter.
Ces sombres propos sont le miroir :
- de notre impréparation et de nos égoïsmes, 3500 morts en 2015 en méditerranée, plus de 30 000 depuis 2005
- et de l'impuissance des dirigeants européens face à l'accueil de 58 migrants.
Ils font écho à d'autres drames celui des Rohingyas et celui des réfugiés syriens, ils font écho aux résultats des élections aux USA en Italie et ceux annoncés au Brésil.
Ces guerres , ces drames, ces replis identitaires, ces populismes nous confrontent à nos contradictions le non respect, par opportunité, de la libre administration dans le cadre d'une mise en œuvre ciblée du droit d'ingérence d'abord en Serbie, cf le Kosovo, ce qui justifiera plus tard l'intervention Russe en Crimée, et ensuite en Libye ce qui alimente une partie du drame des migrants.
Ils nous confrontent à la réalité des entraves aux déplacements vers l'Europe et en son sein, pour la première fois depuis la chute du mur de Berlin et la mise en œuvre des dispositions de Schengen, la construction d'un mur était évoquée aux marches de l'Europe.
Ils nous renvoient aussi aux obstacles quotidiens pour les oubliés de la mondialisation, l'accès sans visa est ouvert à 170 pays si l'on est finlandais, suisse, anglais ou français, à 91 si l'on est Russe et seulement une trentaine de pays si l'on est pakistanais, somalien, iranien ou afghan.
Ils ébranlent nos espérances, dans un monde plus ouvert plus généreux portée par la déclaration des droits de l'homme en ses articles 13-1 et 13-2 «Ttoute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un état. Toute personne a le droit de quitter tout pays y compris le sien et d'y revenir ». Kant dans son premier article de son droit cosmopolitique ne disait pas autre chose : il fondait sur la forme sphérique de la terre le droit à ne pas être traité en ennemi dans le pays où l'on arrive. Il s'agissait pour lui de droit et non de philanthropie parce que la dispersion à l'infini est impossible et que l'un n'a pas plus de droit que l'autre à une contrée, dans cette même réflexion Kant craignait une république universelle qui conduirait selon lui à un despotisme le plus effroyable.
Ils déstabilisent nos espérances dans la construction européenne, avancée sans équivalent sur les autres continents, qui permet entre 27 pays la libre circulation des personnes et des biens.
3 - Pour répondre à ces défis le retour des frontières
Franc maçon , citoyen d'un pays pétri d'histoire je suis plus préparé aux limites qui distinguent le public du privé qu'au partenariat public privé, je suis plus préparé aux frontières qui protègent le territoire l'identité culturelle, politique, sociale, religieuse du sédentaire et celle du nomade, qu'à un monde ouvert sans repère, je suis plus préparé au dedans qui protège, qu'au dehors qui expose les plus démunis et permet aux mieux servis de se comporter partout comme chez eux, aux plus riches de s'imposer et aux plus pauvres de subir.
4 - Un monde nomade – les migrations :
Héritiers de peuples nomades nous n'échapperons pas au mouvement de population qui fait partie des gènes de l'humanité. Observé depuis la fin des guerres d'indépendance ces mouvements concernent 3% de la population mondiale ils ont connu une poussée singulière à nos portes, mais ils constituent sur le long terme un enjeu dont il nous faudra tenir compte.
L'enjeu global des migrations est estimé par Catherine Withol de Wenden rédactrice de l'Atlas des migrations à 250 millions à l'horizon 2050, pour la plus grande majorité d'entre eux, 75%, ces déplacements se limiteront , comme aujourd'hui aux états riverains. Il pourrait s'ajouter les déplacés climatiques estimés à 200 millions à l'horizon 2100 dont une majorité en Asie du sud est.
Pour ramener cet enjeu aux portes de l'Europe, 1,3 milliard d'habitants actuellement en Afrique, 3 milliards à l'horizon 2050, 50% de la population de moins de vingt ans en Afrique subsaharienne, dans le même temps notre Europe continuera à vieillir à l'horizon 2050 le déficit de main d'oeuvre est estimé à 30 millions d'actifs.
En vis à vis avec l'Afrique l'Europe est un havre de paix, de prospérité et de protection sociale unique au monde. Les migrations participent aussi de l'aide à apporter aux pays les plus pauvres. Notre aide au développement est estimé à 140 milliards d'Euros, elle est à comparer au transfert de fonds des migrants vers leurs pays d'origine qui est évalué à 450 milliards.
5 - Des nouvelles solidarités
Il nous appartient de faire face face à l'épreuve du miroir du colonialisme. Le colonialisme partait de l'idée d'une supériorité qui justifiait la sinistre volonté d'apporter la civilisation.
Il nous appartient de faire face à l'épreuve du miroir de la mondialisation, elle annonçait un progrès pour tous, on en mesure les écarts exposés à la visibilité de la toile et aux images qui nourrissent les frustrations et alimentent le ressentiment.
Nous nous trouvons de fait devant une question de justice sociale, de partage de la richesse au niveau mondial préalable d'un développement harmonieux garant de l'équité. Il nous faudra assumer et prendre en compte la réalité de nos comportements, nous consommons en Europe en moyenne la ressource de 3 planètes.
Trois évidences se dégagent :
- L'occident ne s'imposera pas par la force, nous avons perdu toutes les guerres depuis 1945.
- Il est urgent que le sud ait son mot à dire dans la gouvernance des migrations qui est aujourd'hui pilotée presque exclusivement par les pays du nord, encore et toujours...
- Enfin être en accord avec nos engagements de Rio puis de Paris.
Il s'agit de promouvoir des solidarités. Ces solidarités sont affirmées dans les propositions issues du travail de réflexion porté par Michel Rocard, Stéphan Hessel et Milan Kucan. On en connaît les outils : la lutte contre la corruption, le combat sans relâche contre les paradis fiscaux et une réorientation de nos modes de consommation et de développement.
Unissons nos efforts afin que quelque soit le pays où l'on est né le, droit à la mobilité soit le même, afin que chacun, citoyen libre d'un état libre dans des frontières sures et reconnues, puisse avoir ses chances comme citoyen du monde rejoignant ainsi l'ambition maçonnique : « Vous ne serez étrangers en aucun lieu, partout vous trouverez des frères des amis vous êtes devenus citoyens du monde entier » déclare le secrétaire de la loge Saint Louis des Amis réunis – Orient de Calais à la veille de la révolution française. De fait cet accueil de l'étranger tiendra une place importante dans la réalisation du projet maçonnique. Il matérialise l'utopie maçonnique il donne corps à la république universelle pluraliste.
Pour clôturer cette planche je vous propose un extrait de l'invitation au voyage de Charles Baudelaire :
Il est un pays superbe, un pays de cocagne dit on que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier noyé dans les brumes de notre nord, et qu'on pourrait appeler l'orient de l'occident, la Chine de l'Europe tant la chaude et capricieuse fantaisie s'y est donnée carrière. Tant elle l'a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations.
Un vrai pays de cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, où le luxe a plaisir à se mirer dans l'ordre, où la vie est grasse et douce à respirer; d'où le désordre , la turbulence et l'imprévu sont exclus,où le bonheur est marié au silence.
J.......
Mes remarquables sources bibliographiques : deux atlas celui des frontières et celui des migrations et le livre de R Debray éloge des frontières.
Tulle le 26/10/2018